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La barricade du cloître Saint-Merry, juin 1832

En 1832, deux ans après la mise en place de la Monarchie de Juillet, la République existe toujours dans les cœurs de ceux qui ont connu la première, ou de leurs enfants.

Dans leur Compte-Rendu, trente-neuf députés de l'opposition font une attaque en règle du régime et des privations de liberté qui oppriment les Français, sans que jamais le mot République ne soit mentionné. Ces Trente-Neuf sont davantage des libéraux que des républicains... Jacques Lafitte, chez qui ils se sont réunis le 22 mai, est banquier, et a été ministre du roi, jusqu'à son remplacement par Casimir Perier, en mars 1831.

Cependant, publié fin mai, le manifeste se diffuse très largement, et l'insurrection semble inéluctable, contre le régime de Louis-Philippe, le roi-bourgeois. Même les légitimistes s'emparent de l'occasion, espérant remplacer l'Orléans par un Bourbon.

Et la situation sociale est particulièrement tendue, dans ces premières années de règne, où la dette, comme toujours, justifie la misère, comme le montre ici le tableau de Philippe-Auguste Jeanron, Scène de Paris, primé au Salon de 1833.

La bourgeoisie française ne régnait pas sous Louis-Philippe, c'était une fraction de celle-ci : banquiers, rois de la Bourse, rois des chemins de fer, propriétaires de mines de charbon et de fer, propriétaires de forêts et la partie de la propriété foncière ralliée à eux, ce que l'on appelle l'aristocratie financière. Elle trônait, elle dictait les lois aux Chambres, distribuait les charges publiques, depuis les ministères jusqu'aux bureaux de tabac.

Karl Marx, extrait de Les Luttes de Classes en France , 1850.

La barricade du cloître Saint-Merry, juin 1832

Mais le manifeste fait renaître la flamme révolutionnaire. Les funérailles du général républicain Lamarque constituent l'étincelle qui met le feu aux poudres. Le convoi funèbre, sur les grands boulevards, précédé par les drapeaux rouges, se transforme en une manifestation populaire.

Très vite, une partie de la Garde Nationale fraternise avec les insurgés.

Louis-Philippe charge le général Mouton de la répression, tandis que les révoltés dressent les barricades au coeur de Paris. Le 6 juin, de bonne heure, les combats s'engagent, dans le quartier Saint-Merry. Une centaine d'insurgés tombe ce jour-là, près de deux-cents sont blessés, et 1500 arrêtés.

Et les meneurs ? Comme le vieux La Fayette, ils se dérobent et trahissent, devant la puissance de l'engagement populaire. Sans doute ne s'attendaient-ils pas à une telle lame de fond, eux qui souhaitaient, au mieux, une libéralisation du régime.

Lafitte, par exemple, envoie une lettre à Louis-Philippe pour le supplier d'arrêter le bain de sang, en octroyant quelques libertés. Mais les négociations tournent court. Il n'y a plus rien à négocier, depuis que la dernière barricade est tombée...

Paris, placé en état de siège, devient la souricière dans laquelle les vrais républicains, chefs de l'insurrection populaire, se retrouvent piégés. C'est devant des conseils de guerre qu'ils doivent être jugés. L'opposition parvient à faire revenir Louis-Philippe sur cette décision, mais les juridictions civiles se montrent tout aussi sévères : quatre-vingt-deux condamnations, dont sept peines capitales, sont finalement commuées en déportation.

Victor Hugo est de ceux qui s'élèvent contre la répression juridique, et dans les Misérables, il perpétue le souvenir de cette révolution trahie, oubliée et noyée dans le sang...

Dès l'automne 1832, c'est Thiers qui est chargé de maintenir l'ordre, ce qu'il fera méthodiquement.

De quoi était faite cette barricade ? De l'écroulement de trois maisons à six étages, démolies exprès, disaient les uns. Du prodige de toutes les colères, disaient les autres. Elle avait l'aspect lamentable de toutes les constructions de la haine : la ruine. On pouvait dire : "Qui a bâti cela ?". On pouvait dire aussi : "Qui a détruit cela ?". C'était l'improvisation du bouillonnement. Tiens ! cette porte ! cette grille ! cet auvent ! ce chambranle ! ce réchaud brisé ! cette marmite fêlée ! Donnez tout ! jetez tout ! poussez, roulez, piochez, démantelez, bouleversez, écroulez tout ! C'était la collaboration du pavé, du moellon, de la poutre, de la barre de fer, du chiffon, du carreau défoncé, de la chaise dépaillée, du trognon de chou, de la loque, de la guenille, et de la malédiction. C'était grand et c'était petit. C'était l'abîme parodié sur place par le tohu-bohu. La masse près de l'atome ; le pan de mur arraché et l'échelle cassée : une fraternisation menaçante de tous les débris : Sisyphe1 avait jeté là son rocher et Job2 son tesson. En somme, terrible. C'était l'acropole3 des va-nu-pieds. des charrettes renversées accidentaient le talus : un immense haquet y était étalé en travers, l'essieu vers le ciel, et semblait une balafre sur cette façade tumultueuse ; un omnibus, hissé gaiement à force de bras tout au sommet de l'entassement, comme si les architectes de cette sauvagerie eussent voulu ajouter la gaminerie à l'épouvante, offrait son timon dételé à on ne sait quels chevaux de l'air. [...] Si l'océan faisait des digues, c'est ainsi qu'il les bâtirait. La furie du flot était empreinte sur cet encombrement difforme. Quel flot ? la foule. On croyait voir du vacarme pétrifié. On croyait entendre bourdonner, au-dessus de cette barricade, comme si elles eussent été là sur leur ruche, les énormes abeilles ténébreuses du progrès violent. Était-ce une broussaille ? était-ce une bacchanale ? était-ce une forteresse ? Il y avait du cloaque dans cette redoute et quelque chose d'olympien dans ce fouillis. On y voyait dans un pêle-mêle plein de désespoir, des chevrons de toit, des morceaux de mansardes avec leur papier peint, des châssis de fenêtre avec toutes leurs vitres plantés dans les décombres, attendant le canon, des cheminées descellées, des armoires, des tables, des bancs, un sens dessus dessous hurlant, et ces mille choses indigentes, rebuts même du mendiant, qui contiennent à la fois de la fureur et du néant. On eût dit que c'était là le haillon d'un peuple, haillon de bois, de fer, de bronze, de pierre, et que le faubourg de Saint-Antoine l'avait poussé là à sa porte d'un colossal coup de balai, faisant de sa misère sa barricade.

Victor Hugo - Les Misérables, Cinquième partie : Jean Valjean Livre premier : la guerre entre quatre murs, 1862.

Tag(s) : #Luttes, #Répression, #Arts Poésie Textes
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