/image%2F0560421%2F20150209%2Fob_5aac2f_solon.jpg)
Lorsqu'on évoque l'esclavage antique, on se plaît souvent à imaginer l'esclave en prisonnier de guerre, ou en marchandise précieuse venue des confins d'un empire commercial ou politique. Dans l'Athènes classique, cette image de l'esclave exotique n'est qu'un des aspects des réalités de la servitude.
Parce que la majorité des esclaves sont bien des Athéniens, réduits en servitude pour dettes.
Solon, parmi les figures des grands réformateurs athénien, tient une place particulière. Il est celui qui met fin à cette menace permanente de la servitude qui pèse sur le petit peuple d'Athènes, le demos.
Ce qu'on sait de l'esclavage, dans l'Athènes démocratique, à partir du Vème siècle, permet de comprendre quelle est la place de l'esclave dans la cité antique, mais également ce qu'elle était avant les réformes de Solon (vers 640, vers 558).
/image%2F0560421%2F20150209%2Fob_093ab2_amphora-olive-gathering-bm-b226.jpg)
A ces esclaves nés Athéniens, pas plus qu'aux esclaves exotiques, aucun droit n'est octroyé, ni réglementation susceptible d'endiguer la violence des maîtres ni le droit de vie ou de mort qu'ils peuvent à loisir exercer. Un esclave ne vaut que par le travail qu'il fournit, qu'il soit précepteur oriental aux connaissances recherchées, concubine aux charmes éphémères, ou un mineur du Laurion, les mines du Sud, qui fournissent profusion d'argent à la cité. Ceux-là, d'ailleurs, ne survivent pas plus que quelques mois, dans cet enfer souterrain, dans les concessions que la cité cède aux entrepreneurs privés.
Que l'esclave vive chez son maître ou qu'il bénéficie, comme c'est souvent le cas, de la possibilité d'avoir son propre logis, les fruits de son travail n'appartiennent qu'au maître. Toute son existence ne vaut que par cette fonction, qu'il soit esclave privé ou public. Le fait d'appartenir à la cité, et d'assurer touts les emplois indispensables à son fonctionnement, des travaux publics à la surveillance des feux, ou encore responsable des livres de compte, n'améliore nullement son sort.
Pour Aristote, d'ailleurs, ces esclaves ne doivent leur situation qu'à leur stupidité et à leur infériorité naturelle, et cet ordre s'incarne dans la pratique de la servitude. Dans cette société où la main-d’œuvre servile est abondante, certains sont faits pour commander, et les autres pour obéir. Les uns sont faits pour la politique et la philosophie, sensibles aux arts, et d'autres ne valent qu'à les servir. Tandis que les citoyens, jouissant de l'isonomie et de la libre disposition d'eux-mêmes, consentent tacitement à savoir obéir, aux lois et aux magistrats, et commander s'ils sont appelés à exercer une fonction publique, par élection ou tirage au sort.
Mais Athènes est une cité profondément inégalitaire, comme toutes les cités du monde antique. Les citoyens eux-mêmes ne sont pas épargnés par les contradictions entre l'égalité légale et l'égalité réelle. Dans ce système, l'esclave joue le rôle de celui qui crée le temps, autant que les richesses, en libérant son maître du travail...
Derrière les fastes et les rituels politiques de la première démocratie du monde, l'isonomie, cette égalité de tous les citoyens devant la loi, cache une réalité profondément inégalitaire. Sur les 400 000 habitants que comptent l'empire, 50 000 bénéficient de la citoyenneté, dont les femmes, les enfants, les métèques et, naturellement, les esclaves sont exclus. Et parmi ces citoyens, beaucoup ne prennent jamais le chemin de la Pnyx pour participer aux débats de l'ekklesia, l'assemblée des Citoyens : artisans du quartier du Céramique, paysans de l'Attique, tous ceux qui ont payé de leur sang leur accès à la citoyenneté à Marathon ou Salamine, ne disposent pas d'une main d’œuvre servile suffisante pour avoir le temps de se participer à la vie de la cité. Le mistos institué par Périclès, menue somme d'argent qui indemnise la présence des citoyens à l'assemblée, n'a pour effet que de renforcer le clientélisme, en incitant les citoyens indigents à tirer profit de leur présence à l'assemblée. Tous les hommes politiques, et surtout les plus riches, ont profité de ces clientèles mouvantes et affamées.
Mais, ces inégalités de l'Âge classique sont sans comparaison avec les périls qui pesaient sur le démos, avant les réformes de Solon.
/image%2F0560421%2F20150306%2Fob_a86e4a_330px-weighing-merchandise-met-47-11-5.jpg)
S'il est une pratique ancrée dans l'histoire de la propriété, l'esclavage pour dette est certes l'une des plus anciennes et des plus pérennes.
Devoir de l'argent, c'est accepter d'aliéner sa liberté, comme voler de l'argent entraîne, selon les époques et les lois, la mort, l'enfermement ou la mutilation. Le débiteur cesse de s'appartenir et c'est son corps mais également sa femme et ses enfants, qui deviennent l'enjeu de la dépendance. Sa force de travail, contre rien ou peu, la privation de liberté, pour un temps déterminé ou jusqu'à sa mort, suffira à rembourser.
Il n'en est pas autrement à Athènes, et la pratique a été confirmée par les lois de Dracon, au VIIème siècle. S'il n'existe pas de législation spécifique, les débiteurs excédés vont au procès et gagnent. Et même si les Grecs affichent alors une méfiance vis à vis de la pratique habituelle du crédit, et que le peuple, régulièrement, se révolte contre les créanciers, la pratique est constante, dans la cité.
Jusqu'aux réformes de Solon au début du VIème siècle, dans cette cité aristocratique en proie aux luttes incessantes entre familles nobles, le paysan ou l'artisan de l'Attique ne sont pas encore citoyens, mais ils peuvent devenir moins que cela encore...
Au gré des mauvaises récoltes, ou de la hausse des prix des matières premières, l'Athénien du démos, le petit peuple peut être réduit, lui, sa femme et ses enfants, à la servitude pour dettes. Il vient alors grossir les rangs de cette catégorie d'esclaves dont l'indigence a provoqué le déclassement et qui paie de sa liberté l'incapacité à rendre intérêts et capital, ou à payer taxes et redevances à celui qui possède la terre.
Et il s'agit d'un déclassement sans retour.
L'aristocratie, en revanche, prospère sur les fondements de ce système, qui permet de bénéficier d'une main-d’œuvre inépuisable, qu'il n'est pas besoin d'aller chercher dans les lointaines contrées des slaves ni en Afrique, ni au prix de guerres indispensables à la capture de chair fraîche. C'est un système de coercition bien rôdé qui n'a jamais cessé, au cours de l'histoire, de fonctionner, infligeant à ses victimes une double peine : la pauvreté suivie de l'esclavage.
/image%2F0560421%2F20150306%2Fob_15b324_navire2.jpg)
Mais, à partir du VIIème siècle, Athènes se développe et devient peu à peu la cité la plus puissante du monde grec, préfigurant l'hégémonie qu'elle exercera après les Guerres Médiques au travers de la Ligue de Délos. Une classe de marchands s'enrichit peu à peu, contestant aux grands aristocrates le monopole des honneurs et de la richesse.
Athènes est devenue une cité florissante, conformément aux promesses de sa patronne Athéna, et l'on retrouve partout, dans le bassin méditerranéen, ses amphores rouges à figures noires, fabriquées par ses potiers, remplie d'huile d'olives, cultivée et pressée par ses paysans, et ses drachmes d'argent, frappés de la chouette, pour lesquels tant d'esclaves meurent au Laurion.
Les Eupatrides, les bien nés, se sont peu à peu rendus maîtres des terres agricoles de l'Attique et les petits paysans sont constamment menacés d'être réduits en esclavage.
Dans ce contexte, les guerres privées et querelles diverses auxquelles se livrent les grandes familles nobles, dont la fortune est fondée sur la terre, deviennent un frein à l'essor économique.commercial d'Athènes. Solon appartient à ces Eupatrides, mais sa famille ne possède pas de biens. Le mécontentement populaire prend la forme de révoltes régulières, de violentes tensions, et la cité est au bord de l'explosion sociale quand il devient archonte en 594 avant J.C.
C'est dans ce contexte troublé qu'il doit prendre la barre d'un navire anarchique (comme Polybe décrira la démocratie athénienne quelques siècles plus tard), pour le ramener à bon port.
Et sa première mesure est l'abolition du système de la servitude pour dettes : la«sisachtie» (étymologiquement le soulagement du fardeau). Il abolit d'un coup toutes les dettes, publiques comme privées, ce qui lui vaut maintes inimitiés dans son propre milieu d'origine.
Le temps de la démocratie n'est pas encore venu pour autant. Solon poursuit ses réforme en créant quatre classes de citoyens, selon leur richesse, reprenant la division tripartite des sociétés indo-européennes, mais y ajoutant une quatrième catégorie, celle des thètes, les paysans pauvres, menacés naguère de devenir esclaves. Et s'il fonde l'ekklesia, celle-ci n'est guère encore ouverte à tous. Le tyran Pisistrate, puis le réformateur Clisthène poursuivront le long chemin qui mène à l'isonomie.
La pensée grecque des Vème et Ivème siècles est marquée par les effets de cette réforme. Dans les Nuées d'Aristophane, notamment, un paysan demande à Socrate de lui apprendre le beau-parler qui lui permettra de résister aux créanciers pour les dettes contractées par son fils. Et Socrate de lui démontrer que nul contrat moral ne permet à quiconque de se prévaloir de la supériorité créée par l'acte de prêter, ni de se sentir lié, en tant que débiteur, à l'obligation morale d'un remboursement.
.
J'ai mis fin aux maux dont souffrait le peuple... Et pourquoi? Je la prends à témoin devant le tribunal du temps, la mère, très grande et très bonne, des divinités de l'Olympe, la Terre noire dont jadis j'arrachai les bornes qui se dressaient partout à sa surface : auparavant esclave, la voilà libre aujourd'hui. Ils sont nombreux, ceux que j'ai ramenés à Athènes, dans la patrie fondée par les Dieux : beaucoup avaient été vendus, les uns justement, les autres injustement ; ceux-là, réduits à l'exil par la dure nécessité, ne parlaient plus la langue attique, errants qu'ils étaient de tous côtés; - d'autres, ici même, subissaient un joug humiliant et tremblaient devant la violence de leurs maîtres; tous je les ai rendus libres. Voilà ce que j'ai fait par la force de la loi, en alliant la violence et la justice, et j'ai tenu jusqu'au haut mes promesses. J'ai donné des lois pour le bon comme pour le méchant, et elles assuraient à chacun une droite justice. Un autre eût-il pris en main, comme moi, l'aiguillon, un homme malveillant et avide, il n'eût pas contenu le peuple. Car si j'avais voulu faire ce qui plaisait alors à l'un des partis, puis ce que voulait l'autre, cette ville fût devenue veuve de bien des citoyens. Voilà pourquoi, résistant de part et d'autre, je me suis, trouvé cerné comme un loup par une meute de chiens.
/image%2F0560421%2F20150306%2Fob_401db9_img-hommage-au-aux-indignes-grecs-en.jpg)
Ces réformes n'abolissent pas lesclavage, ni même ne libèrent ceux dont les aïeux ont ainsi subi la servitude pour dettes, mais pour la première fois dans l'histoire connue de l'Humanité et sur le territoire de la cité d'Athènes, il devient impossible de perdre sa liberté et d'accepter tacitement de la risquant en empruntant.
Le démos, libéré de ce poids peut alors continuer son chemin vers la conquête de tous les droits politiques, sans craindre de perdre cette hypothétique citoyenneté athénienne pour devenir cette bête de somme qu'est l'esclave antique.
C'est en s'inspirant de Solon, que Clisthène, à l'aube du Vème siècle, mènera ses réformes.
Quelques années plus tard, lorsque reprend la guerre avec les Perses, et que la cavalerie aristocratique se montrera parfaitement incapable d'endiguer leur avancée, c'est sur les champs de bataille que le démos finira la conquête de ses droits, rameurs dans les trirèmes à Salamine, ou hoplites à Marathon, épaules contre épaules...
Cependant, la généralisation du salariat, deux millénaires plus tard, n'aura pas raison de ces pratiques. Toujours la dette implique la soumission, toujours, elle livre des vies et des familles aux débiteurs, aux banques et aux propriétaires, et les Grecs d'aujourd'hui subissent encore les effets dévastateurs de cette escroquerie nommée austérité, qui broie les vies.
Tandis qu'au Pakistan et ailleurs, à cette heure-ci, des enfants paient les dettes de leurs parents, enchaînés aux machines des ateliers...
Si vous êtes malheureux par votre propre faute,
N’en rejetez pas la faute sur les dieux,
C’est vous qui avez donné leur pouvoir à vos chefs,
C’est pourquoi vous êtes de misérables esclaves,
Vous marchez maintenant dans les traces du renard,
Et vous n’avez qu’un esprit vain,
Car vous regardez la langue et les vaines paroles,
Mais n’avez aucun souci des actes.
Marie-Joséphine Werlings, le dèmos athénien à l’époque de Solon (début du vie siècle), in LE DÈMOS AVANT LA DÉMOCRATIE, pages 223-266, Presses universitaires de Paris Ouest
Le jour où Solon a aboli la dette des Athéniens
Nous savons que la Grèce actuelle a peu à voir avec la Grèce classique, heureusement pour elle. "Politique", "économie", "démocratie" ont beau être des mots de la Grèce ancienne, leurs usage...
http://www.liberation.fr/economie/2010/05/31/le-jour-ou-solon-a-aboli-la-dette-des-atheniens_655443
Par Pierre JUDET DE LA COMBE Helléniste, directeur détudes à lEHESS, directeur de recherches au CNRS,