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" Je suis entrée comme apprentie chez MM. Durand frères. J'avais alors douze ans."
Dans les années soixante-dix, quand Michelle Perrot rencontre Lucie Baud (1870-1913), au détour de ses recherches, elle ne dispose que d'un article signé par l'ouvrière, paru en 1908 dans une revue socialiste.
Même dans la famille de Lucie, cette trajectoire personnelle, tissée de luttes et de courage, est oubliée, et c'est avec stupéfaction que son arrière-petite-fille découvre son aïeule, cette héroïne ouvrière.
De sa naissance, dans un village proche de Vizille, en Bas-Dauphiné, et de son enfance, on sait peu de choses... De son mariage, à vingt et un ans, avec un garde-champêtre de vingt ans son aîné non plus, hormis ce que laisse l'Etat Civil : trois enfants, et un veuvage précoce...
De sa mort, en 1913, on n'en sait pas plus, ni même si elle est la conséquence de sa tentative de suicide par arme à feu, quelques années plus tôt, en 1906, juste après le mouvement de grève dans lequel Lucie a jeté toutes ses forces.
Et cette unique photo, qui nous montre une vieille dame digne, morte, pourtant, à quarante-trois ans seulement, révèle-t-elle l'opiniâtreté et le courage de la militante Lucie Baud, une des innombrables oubliées de l'histoire du mouvement ouvrier ?
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C'est en effet à l'âge de douze ans que Lucie devient ouvrière en soierie, dans une fabrique tenue par des religieuses, et où sa mère travaille déjà, après une courte enfance, dans une famille catholique... Mais Lucie a appris à lire et à écrire, ce qui lui permet de laisser son témoignage d'ouvrière, d'une inestimable valeur. Que ce témoignage ait peut-être été dicté, c'est possible, mais la force des détails qui le constitue ne laisse aucun doute sur le fait qu'elle en soit la source.
Dès la fin de l'Ancien Régime, le Dauphiné est terre toilière. C'est une industrie textile diffuse, en milieu rural, qui se développe peu à peu dans des fabriques de plus en plus vastes, alimentées en partie grâce à des capitaux suisses. Au tournant des années 1820, La pauvreté et l'oppression d'une noblesse, pourtant déchue de ses privilèges, amènent les paysans à travailler pour les Lyonnais, qui transforment la région en terre de soie.
A la fin du siècle, la mécanisation s'accélère, et la rationalisation du travail, destinée à réduire les coûts de production, fait ployer sous le joug une main d'oeuvre essentiellement féminine, peu syndiquée, et souvent étrangère, tandis que les patrons vivent une grande partie de l'année à Cannes, à prendre du bon temps plutôt qu'à administrer les usines. Gérants et contremaîtres appliquent leur loi, dont le paternalisme n'est pas exempt.
C'est dans une de ces fabriques, à Vizille, petite ville ouvrière et réputée révolutionnaire, que travaille Lucie Baud, treize heures par jour, dans une constante concentration : les machines s'enrayent et broient, parfois.
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Quand Pierre, son mari, meurt en 1902, Lucie Baud sort de sa réserve. A trente-deux ans, désormais chef de famille, elle prend en main son destin, et celui de ses consoeurs ouvrières également.
Elle fonde un syndicat qui rencontre rapidement un grand succès auprès des ouvrières.
Seule femme envoyée au Congrès de Reims de la Fédération Nationale de l'Industrie du Textile, en 1904, elle est l'objet de l'admiration de ces messieurs les syndicalistes... qui ne lui accordent pourtant pas le droit de prendre publiquement la parole. On n'est guère féministe, dans le mouvement ouvrier, à l'aube du XXème siècle.
De retour chez elle, en Dauphiné, c'est dans l'action qu'elle devient leader de la grande grève qui agite l'industrie de la soie, en 1905, contre les cadences infernales et les salaires de misère, qu'on diminue subitement de 30 à 40%. Le contexte est propice à l'exaltation, parce que nombreux les travailleurs, syndicalistes et révolutionnaires, qui pensent que la chute du capitalisme est imminent, et que le Grand Soir est proche.
Charismatique, Lucie harangue et galvanise ses camarades. Et les hommes, surpris mais admiratifs, suivent le mouvement en venant soutenir leurs épouses, sœurs et filles, qui sont à la proue du mouvement. C'est elle qui organise les cantines populaires qui permettent aux grévistes de survivre. C'est elle aussi qui défend inlassablement les ouvrières italiennes, accusée par les françaises d'être des jaunes, des briseuses de grève. C'est elle qui est désignée pour représenter les ouvriers auprès du patron. Elle est renvoyée.
A Voiron, où elle a retrouvé du travail, elle est de nouveau sur la brèche, dans la grève déclenchée le 1er mai 1906. La presse locale parle de cette femme forte, qui affronte, comme tous les grévistes, les gendarmes, mais aussi les chasseurs alpins...
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De nouveau, la grève échoue et le travail reprend. C'est alors que le titre choisi par Michelle Perrot prend tout son sens. Dans cette "mélancolie ouvrière" qui caractérise les lendemains qui déchantent, Lucie Baud semble s'enfoncer peu à peu... En septembre 1906, à Voiron, la presse rend compte de la tentative de suicide de Madame veuve Lucie Baud, "très estimée". Et il ne s'agit pas d'une moitié de tentative. A trente-six ans, la militante s'est tirée trois balles dans la bouche, et a survécu.
Son témoignage paru en 1908 est l'une des dernières traces de Lucie, jusqu'à son acte de décès, en 1913...
La "Belle Epoque" n'est belle qu'au regard de l'Entre-Deux-Guerres... Pour les ouvriers et ouvrières qui ont lutté, et souvent perdu, avant de mourir, ou de voir mourir leurs compagnons, dans la boue de Verdun ou du Chemin des Dames, c'est l'époque la plus triste, celle des espoirs déçus et des nuages belliqueux qui s'amoncellent sur l'Europe.
Gautier, Andrée, Les ouvrières de la soie dans le Bas-Dauphiné sous la Troisième République. Le Monde Alpin et rhodanien, 2e - 4e trimestres: 89 à 105. Mémoires d'industries. 1996